N°24 LA CANTATRICE CHAUVE
d'Eugène Ionesco (1950)
En 24eposition chante La Cantatrice chauve d'Eugène Ionesco (de son vrai nom Eugène Ionescu, 1912-1994), une « anti-pièce » qui fut créée le 11 mai 1950 au théâtre des Noctambules — comment voudriez-vous que cela me déplaise ? — et publiée dans trois numéros des Cahiers du Collège de Pataphysique en 1952. Monsieur et Madame Smith vivent à Londres, normal puisqu'ils sont anglais. L'horloge sonne n'importe quand et eux disent n'importe quoi, tout comme leurs invités : Monsieur et Madame Martin. Et la Cantatrice Chauve ? Elle n'existe pas. A moins que ce ne soit Mary, la bonne, ou le capitaine des pompiers, voire l'un des innombrables Bobby Watson...
Vous trouvez cela absurde ? C'est voulu. « Absurde » est un des maîtres mots de l'après-guerre : c'est Camus qui a commencé à l'employer par désespoir mais très vite, le théâtre l'a rejoint. En attendant Godot et La Cantatrice chauvesont les deux chefs-d'œuvre du théâtre de l'absurde. Mais La Cantatrice est nettement plus rigolote. On pourrait dire qu'il s'agit d'une critique de la bourgeoisie sclérosée, ou du mode de vie moderne, ou du théâtre de boulevard, ou de la méthode Assimil, ou de l'incommunicabilité contemporaine, mais ce serait ennuyeux. Or La Cantatrice chauve est tout sauf ennuyeuse : nous sommes en présence d'un énorme et magnifique foutage de gueule, dans la droite ligne d'Ubu roi d'Alfred Jarry. Et il ne faudrait pas insulter La Cantatrice chauve en coupant sa calvitie en quatre.
Eugène Ionesco est d'origine roumaine, comme le comte Dracula ; c'est pourquoi il suce le sang du théâtre contemporain. Ionesco est un révolutionnaire qui fait couler le sang des mots. La Cantatrice chauve est sa première pièce et aussi la plus drôle, la plus originale, la plus puissamment nouvelle. Son humour loufoque le situe très en avance sur son temps : les Monty Python, les Nuls, les Deschiens font tous du Ionesco sans le savoir. En outre, comme Magritte quand il peint une pipe en écrivant « Ceci n'est pas une pipe », Ionesco peut aussi être considéré comme l'inventeur du décalage si cher aux publicitaires des années 1990. Le truc est simple mais fonctionne toujours 50 ans après : ne pas dire la même chose que ce qu'on montre, ne pas montrer la même chose que ce qu'on dit.
Élu à l'Académie française en 1970, Ionesco était quelqu'un de très triste comme tous les grands humoristes : il ne plaisantait pas face à la vanité de notre condition. Son enfance fut solitaire, ses parents divorcèrent quand il avait 5 ans. L'homme est provisoire, il meurt et tout ça pour quoi faire? Pas de réponse. Ionesco est métaphysique, donc mystique (ses écrits autobiographiques en attestent : Notes et contre-notes en 1962, Journal en miettes en 1967, Présent passé Passé présent en 1968, La Quête intermittente en 1988). Il a écrit des spectacles pour passer le bref laps de temps qui lui était accordé par Dieu. Somme toute, cette agitation s'avère aussi ridicule que, pour prendre un exemple au hasard, d'offrir un peigne à une cantatrice dénuée de cheveux.